L’article 35 de la constitution implique une information du parlement concomitante avec l’emploi de la force armée de notre pays hors de nos frontières. Ainsi, aujourd’hui, il s’agit de débattre. J’estime que nous devons avoir les quatre mois d’observation et d’approfondissement prévu avant de voter ou non, la poursuite éventuelle de notre action. Ce nouvel article 35 issu de la réforme du 23 juillet 2005 donne toute sa place au dialogue exécutif-législatif [ouvre ainsi une période d’observations, de réflexions préalables avant un vote réfléchi] sauf à considérer que la Syrie n’est que prolongement de l’Irak, ce qui juridiquement, n’est pas le cas.
Nous vous remercions donc d’ouvrir un débat que nous n’avons pas à trancher aujourd’hui. Ce débat permettra ainsi au Groupe Les Républicains du Sénat d’exprimer son point de vue au terme de son analyse et de vous questionner. Quatre sujets décisifs mobilisent notre attention pour les quatre mois à venir, car il est hélas probable que ce conflit en Syrie ne sera pas réglé fin janvier 2016.
D’abord parce qu’il vient de loin, qu’il est complexe, et qu’il constitue un défi pour les grandes puissances et tout particulièrement celles qui, comme la France, siègent en qualité de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations unies.
Ce conflit interne Syrien vient de loin, il s’agit d’une vraie guerre civile et chacun des principaux protagonistes veut la destruction totale de son adversaire principal, avant sans doute d’éliminer ses partenaires occasionnels.
Vieux pays prestigieux et civilisé, riche d’une diversité à ce jour maintenue, la Syrie issue de l’indépendance proclamée en 1941, constituée en 1943 et effective en 1946, n’a jamais connu de période de gouvernance harmonieuse. Si Hafez El Assad a pu maintenir un pouvoir durable de 1971 à sa mort, c’est au double prix d’un autoritarisme intérieur parfois sanglant comme à Hama en 1982 et d’un sens réel des opportunités internationales ; allié des Russes mais gardien du statu quo sur le Golan comme au Liban, garantissant les États-Unis et leurs proches que jamais les Palestiniens de Syrie et du Liban, qu’il contrôlait fermement, ne pourraient intervenir par eux même. Jouant enfin utilement de sa vieille rivalité avec l’Irak pour être associé à la coalition de 1990.
Pouvoir minoritaire et pouvoir des minorités, le régime de Damas a su parfois laisser l’extrémisme islamiste prospérer au détriment d’autres courants modérés d’opposition. Apprenti sorcier qui désormais paye son cynisme et son mépris de partenaires possibles autres que le Baath. Pouvoir des minorités car il s’érige en protecteur des Alaouites et des Chrétiens et sans doute des bourgeoisies sunnites qui souhaitent l’ordre avant tout. Après 4 ans de guerre, il n’a pas été emporté comme le furent les pouvoirs tunisiens ou égyptiens. Il ne l’a pas plus emporté, bien au contraire.
En face, l’Emirat Islamique adossé sur des richesses réelles, des aides financières équivoques et sur l’exploitation d’une population qu’il terrorise, se veut le fondateur d’un califat mondial fédérant toutes les forces islamistes sunnites de part le monde. La conquête des lieux saints est même affichée pour objectif. Aussi ceux qui l’ont toléré, accompagné voir soutenu à ses débuts, ne peuvent que s’en inquiéter désormais.
Ni la Ligue Arabe au tout début, ni Ban Kim-Moon pour Genève I, ni Lakhdar Brahimi pour Genève II, n’ont pu surmonter cette évidence dans cette guerre civile syrienne : chaque camp espère dominer et détruire totalement son adversaire. Le dialogue à ce jour n’a jamais été possible entre ceux présents effectivement sur le terrain et dans les combats. Trop des interlocuteurs pressentis par les conférences sont « hors-sol ».
À la guerre civile Syrienne s’ajoute les jeux des puissances régionales, jeux plus ou moins affichés :
– La Turquie souhaite d’abord et avant tout interdire l’émergence d’un État kurde en Irak et a fortiori installée des deux coté de la frontière Sykes Picot de 1917.
– L’Iran veut protéger l’Irak chiite et revendique à son tour la protection des minorités pour construire jusqu’à la Méditerranée un espace politique bienveillant, Liban compris. Dans ce pays certains chrétiens sont désormais alliés au Hezbollah.
– L’Arabie et les Monarchies sunnites du Golfe, pour la raison inverse de l’Iran, c’est-à-dire au nom de la majorité sunnite, veulent le départ de Bachar El Assad, mais n’ont pas les partenaires et alliés représentatifs pour une négociation interne, comme à Taef en 1989.
– Israël parle peu et semble partir du principe qu’en Syrie « on sait ce que l’on a et l’on ne sait pas ce que l’on pourrait avoir ».
– La Russie, qui intervient en puissance régionale, protectrice des chrétiens, est surtout inquiète de la diffusion de l’islamisme chez elle et dans les républiques musulmanes démembrées de l’Union Soviétique.
Depuis cet été, avec l’accord sur le nucléaire iranien tout pourrait changer en mieux dans cette partie du monde. Mais il faudrait un minimum de confiance et les gestes politiques n’ont pas été donnés tant s’en faut de part et d’autre. En un mot, il n’y a pas encore de « Sadate iranien » et la région vit encore les querelles de succession de l’immédiat après Mahomet. Il n’y a pas eu, à ce jour en Orient, ce que furent les Traités de Westphalie en Europe.
C’est enfin un défi majeur pour les grandes puissances mondiales. Si la mondialisation fait de notre globe un « village », comment tolérer indéfiniment des guerres de voisinage inhumaines et honteuses tant pour ceux qui les conduisent que pour ceux qui les tolèrent ou qui s’y résignent, ou pire encore, qui les exploitent.
Monsieur le Ministre, la France n’est pas silencieuse, elle ne l’était pas avant juin 2012, elle ne l’est pas non plus sous votre mandat ministériel depuis cette date. Je vous en donne acte bien volontiers. Mais il est honnête de dire que collectivement, nous les grandes nations, les cinq membres permanents, nous ne sommes arrivés à rien et aujourd’hui la tragédie humaine des réfugiés nous interdit tout repos dans l’effort de paix et surtout toute cécité déshonorante.
Puisque nous revendiquons d’être l’une des grandes nations politiques, sans doute la plus forte ou la plus riche, aussi nous devons être la plus déterminée à ce que l’ordre international reprenne le chemin de l’initiative.
Vous avez évoqué les trois dimensions de cette crise dans une récente intervention.
La tragédie humaine qui exige la solidarité et pas seulement celle de l’Europe et des états riverains : Liban, Jordanie, Turquie.
• La mémoire et la punition des crimes innombrables commis sans limite tout au long de cette tragédie.
• La transition politique pour débloquer la situation syrienne en interne.
Le Président de la République a ajouté pour sa part l’intervention des forces françaises par la surveillance et par la frappe aérienne. Aujourd’hui il vise Daesh, hier il visait Damas, sans doute par émotion.
Aussi à cet instant je ne vous poserai qu’une seule question : comment peut s’exercer la meilleure valeur ajoutée française dans cette crise.
• La surveillance et les frappes aériennes ne sont pas anodines en termes de risque mais je crains que leur valeur ajoutée soit faible. Les équipages seront exposés et d’avance, il faut rendre hommage à leur courage. Mais identifier des frappes ciblées au nom de la légitime défense prévue par l’article 51 de la charte des Nations Unies, ne serait possible que si elles sont demain, guidées par des renseignements terrestres dont on imagine bien qu’ils sont extrêmement difficiles à recueillir et tout particulièrement sans exposer des combattants. Nous avons quatre mois pour évaluer les risques et les avantages et nous attendrons objectivement le bilan.
Sur la tragédie humaine force est de constater que l’absence de vision européenne anticipatrice nous place dans une situation strictement défensive. Des millions de réfugiés attendent au Liban et en Turquie. Il était en effet impensable que ne se produisent pas tôt ou tard et sans doute avec le regard bienveillant des nations directement concernées, des mouvements de masse à partir des milliers de réfugiés chaque jour plus sans espoir. Et lorsque ces mouvements s’engagent, ils génèrent d’autres flots qui ont d’autres motivations. Force est de constater qu’à sensibilité tardive, il eut mieux valu proposer aux pays et aux populations concernées des aides et des perspectives dès la constatation de la réalité de la tragédie sur place. Ce sort des réfugiés de guerre, doit se traiter en amont car ceux qui partent aujourd’hui le font sans idées de retour.
Déjà les Evêques chrétiens de Syrie, d’Irak et du Liban expriment leurs craintes que ce repli vers l’Europe n’entraîne un départ définitif.
Notre question est donc : quelle politique la France demandera-t-elle à l’Europe de suivre selon les pays et les situations. Les Afghans, les Erythréens ne sont pas dans la situation des Syriens, et hélas de bien des Irakiens des minorités. De même, chez ces deux derniers peuples, ceux qui sont minoritaires et désignés comme cible prioritaire par les terroristes, ont pour nous des droits particuliers.
Principalement chrétienne, la France ne peut pas ignorer qu’elle est depuis les Capitulations de 1536, la protectrice des Chrétiens d’Orient. Certes tout cela est ancien mais pas pour des peuples qui se divisent encore sur des conflits nés de l’héritage immédiat de Mahomet !
Vous avez sur un troisième point, évoqué à plusieurs reprises la sanction pénale des crimes et donc la mobilisation de la CPI. Nous vous soutenons mais allez-vous en tirer des conséquences pour ceux qui, français ou non, mais résidants sur notre territoire, ont été associés à ces crimes et cela quelque soit le camp qu’ils aient choisi ?
Enfin je conclurai notre expression sur le point de la transition politique que vous appelez de vos vœux au nom de la France. La valeur ajoutée française est sûrement entre l’indifférence des uns et la trop forte implication des autres, de s’efforcer d’amener les membres permanents du Conseil de Sécurité à s’entendre sur une solution. Les Américains et les Russes doivent mesurer toute leur responsabilité de membre permanent. La Grande Bretagne partage largement notre analyse. Notre analyse a d’ailleurs, évoluée. Vous acceptez la réalité de l’État Syrien actuel. La vraie valeur ajoutée française est dans l’ordre diplomatique, et cette valeur ajoutée doit tenir compte de la réalité que sont les intérêts et les convictions de la Russie et des États-Unis.
Les grandes nations y sont parvenues pour le nucléaire iranien.
Des militaires russes à Tartous ne sont pas plus préoccupants que des soldats américains à Bagdad, si et seulement si, les cinq membres permanents se parlent et s’entendent sur la conduite à tenir. Les puissances régionales suivront. Les déplacés d’aujourd’hui méritent un avenir chez eux pour prolonger une histoire souvent tourmentée mais qui est la leur et qui leur donne leur fierté, leur identité et qui constitue une raison de vivre, l’amour de leur patrie.
Monsieur le Ministre, consacrez ces 4 mois à l’action diplomatique où notre valeur ajoutée est plus forte que ne le sera jamais un emploi de nos forces s’il n’est précédé d’un projet politique régional accepté par les cinq membres permanents.